Le texte rappelle l'origine légendaire de la Table d'émeraude. Selon Eliphas Lévi, il faut comprendre la légende allégoriquement (ainsi, du reste, que la plupart des légendes). La table d'émeraude en tant qu'objet n'a sans doute jamais existé, elle constitue un symbole : émeraude des sages est en effet l'un des noms du Mercure , allusion à la couleur verte mentionnée par la plupart des auteurs sérieux. Dans certaines traditions, le Graal est dit être d'émeraude : il s'agit de la même allégorie. C'est le Graal qui a recueilli le sang de l'agneau immolé depuis le commencement du monde (cf. Evangile de Jean).
Ce sang correspond au Soufre des alchimistes, et notez bien que le symbole alchimique du Mercure rappelle la forme d'une coupe... En Alchimie, rappelons-le pour les non-initiés, le Soufre n'est pas du soufre vulgaire : c'est un principe qui présente des analogies avec le soufre. Idem pour le Mercure, qui voile plusieurs choses différentes, mais présentant toutes des analogies avec le mercure vulgaire.
Pour en revenir à l'objet table d'émeraude, je dois
cependant signaler que d'après Wendell Phillips, les anciens
maîtrisaient l'art d'imiter les pierres précieuses
à la perfection. Le fameux vase vert de la cathédrale de
Gênes fut ainsi considéré comme fait d'une
émeraude massive jusqu'au XIXème
siècle. Une
légende raconte que ce "vase d'émeraude" faisait partie
du trésor que la reine de Saba offrit à Salomon, et que
le Christ avait plus tard bu dedans au cours de la sainte Cène
(ce qui rejoint la légende du Graal d'émeraude). La
fabrication d'une table gravée, paraissant avoir
été taillée dans de l'émeraude,
aurait donc
été techniquement envisageable.
J'ai dit ailleurs (cf. Chrisme) que
Fulcanelli voyait aussi le mot , qui signifie vert dans les lettres et du Chrisme. Il est à
remarquer qui si le texte est censé être d'origine
grecque, jamais la version originale n'a été
retrouvée. On la chercherait vainement au sein du fameux Corpus
Hermeticum, recueil de textes grecs attribués à
Hermès Trismégiste et rédigés, selon les
historiens, entre le Ier et le IIIème siècle
ap-jc. La
version la plus ancienne du texte connue actuellement est en arabe,
elle se trouve à la fin du Livre
des secrets de la
création, attribué à Balînûs
(arabisation présumée de Apollonios de Tyane), qui
daterait du VIème siècle ap-jc. Pour davantage
de
détails, voyez la préface de Didier Kahn au recueil La Table d'émeraude.
Dans son Dogme et Rituel de la Haute Magie notamment, Eliphas Lévi en commente des passages (voir aussi les ouvrages de Fulcanelli et de H.P. Blavatsky). Le commentaire ésotérique de la Table d'émeraude le plus complet dont j'aie connaissance se trouve dans le second tome du Serpent de la Génèse de Guaita, et encore se révèle-t-il indigent à bien des égards. Ma réflexion personnelle s'appuiera principalement sur ces auteurs.
Le texte en lui-même est un résumé des
connaissances que les anciens possédaient sur la Lumière
Astrale. On a souvent dit qu'il y était question de la fameuse Pierre Philosophale, mais cela ne
se tient que pour certains passages, car la Pierre est une
modalité (il est vrai très particulière) de
l'Esprit universel : pour simplifier, la Pierre Philosophale est
la
sève de la Nature (Koumos
en grec, qui a peut-être donné Alchimie, mais l'étymologie
est contestée), qu'on a trouvé le moyen de concentrer, et
d'emprisonner dans une gangue saline de façon à obtenir
un composé relativement stable. Une telle puissance est en effet
dangereuse à l'extrême, puisque la Pierre n'est rien
moins, dans les termes utilisés à notre époque,
qu'un réacteur
nucléaire en miniature. Sur le plan mystique, avoir
réalisé la Pierre signifie brûler
intérieurement d'amour inconditionnel et
désintéressé avec une intensité telle que
les autres se trouvent régénérés par un
simple regard, une parole, ou l'imposition des mains, et que la
volonté peut désormais accomplir des miracles tels que
ceux attribués à tous les Maîtres historiques
(Jésus étant celui que nous connaissons le mieux en
Occident).
Il y a peu de chances pour que la Table d'émeraude ait été effectivement découverte par Alexandre le Grand, dans la tombe d'Hermès Trismégiste... Elle est depuis l'origine un texte ésotérique – au sens par conséquent voilé –, qui a ensuite traversé les âges en étant recopié, interprété, traduit et retraduit maintes et maintes fois. Ci-contre, le dieu égyptien Thoth, à rapprocher de l'Hermès grec. |
Elle a donc forcément été altérée, puis sans doute reconstituée, avec assez de bonheur, par certains érudits. Tout cela pour dire que l'ambition de vouloir rapprocher le sens des phrases et le symbolisme des nombres correspondant à l'ordre des sentences (qu'on aurait suppléés pour l'occasion), ainsi que je l'ai vu parfois faire, me paraît démesurée. Trouver un sens absolu à ce texte serait aussi une entreprise chimérique. |
Ce qui, en revanche, s'avérera très fructueux, sera de
garder constamment à l'esprit que les anciens raisonnaient
davantage de manière synthétique et analogique, alors que
nous vivons, surtout depuis Descartes, une ère analytique. La
Table d'émeraude, comme
tous les textes mystiques que nous ont
légués les anciens, supporte plusieurs niveaux
d'interprétation – au moins trois... Il faudra me pardonner, au
cours de cet humble commentaire, de mêler de temps en temps
plusieurs des points de vue envisageables. Mon but n'est pas de lever
complètement le voile sur ce monument de
l'hermétisme – je ne prétendrais d'ailleurs pas
être en mesure de le faire; mais de le révéler, au
sens de re-voiler, ainsi que l'entendait Eliphas Lévi. En
d'autres termes, je tâcherai d'en conserver
l'ésotérisme, en l'éclairant sous un nouveau jour.